J’ai donné ton vélo, mon amour. Tu sais, celui avec des freins et des vitesses comme papa ; celui que je t’avais offert quand tu as décidé d’abandonner les petites roulettes de l’apprentissage. Je me souviens de ton hurlement de joie lors de ton anniversaire, de ton envie de l’essayer tout de suite. Je n’ai pas su te rattraper ce jour là, quand tu es partie dans la pente devant le garage, et que tu ne savais pas encore te servir de tes nouveaux freins. Je me souviens de ton cri, de ma chemise entièrement tâchée de ton sang. Je revois ton visage affolé alors que nous nous faisions face sous la chaleur étouffante du champ opératoire. Moi qui te parlais, et toi qui pleurais. Je tenais tes mains dans les miennes, j’embrassais le sel des larmes qui inondaient ton visage, pendant que le chirurgien recousait ton front ouvert.

Tu as toujours adoré le vélo, pourtant. C’était un de tes grands bonheurs. « Allons faire une promenade, papa ! ». Et nous partions sur la route. Ton visage marquait la volonté farouche d’affronter les côtes, la chaleur, la fatigue ou la soif. Pourtant, tu n’imaginais pas un instant le bonheur que tu me procurais quand, éreintée, je pouvais te jucher sur mes deux épaules, et, un vélo sous chaque bras, nous terminions la ballade à pied pour rentrer à la maison. Nous commencions à parler, à nous raconter des histoires. Tu te souviens de celle de l’éléphant dans la forêt ? C’est toi qui l’avais inventée. Mais si, tu avais un copain éléphant qui habitait dans ta forêt. Il était très méchant et ne laissait rentrer personne d’autre que toi. Sauf qu’un jour, tu m’as dit qu’il me laisserait passer. Tu imagines ma fierté ? Puis doucement, au rythme de ma marche, tes mots se raréfiaient, et ta tête s’affaissait progressivement sur la mienne. Tu avais puisé jusqu’au plus loin dans ta force de petite fille. J’étais heureux. Je me sentais protecteur tout puissant, et que rien ne pourrait t’arriver, puisque j’étais là.

Je me souviens d’un autre de tes anniversaires, c’était à Paris. Nous devions aller au cinéma ensemble, et tu as tant insisté pour que nous y allions en vélo, alors que j’avais déjà réservé le taxi ! Au sortir de la séance, la nuit était tombée. Montée sur le porte-bagages, tu avais glissé tes mains dans mes poches pour les protéger du froid, et, ta tête s’appuyant sur mon dos, tu criais ta joie à la vue des éclairages et des décorations de Noël, des vitrines et des hauts sapins alors que nous traversions en pédalant le parvis désert du marché aux fleurs. J’imaginais ton regard ébloui et ton nez rougi par le froid de la nuit parisienne.

Et aujourd’hui, j’ai rangé un peu le garage. J’ai essayé de balancer le plus de choses possible. J’ai ouvert la porte du cagibi, et derrière le mien qui ne m’a plus servi depuis bien longtemps maintenant, il y avait ton vélo. Poussiéreux, je ne me suis jamais résigné à m’en débarrasser ; un peu d’entretien de temps en temps, la chaîne, le dérailleur. Finalement, c’est fait.

C’est ton anniversaire mon amour, et hier, j’ai donné ton vélo.

Cayenne, le 4 décembre 2004
Catégories : Nouvelles

2 commentaires

Eric · 30 juin 2005 à 13:49

Pffff….. J’en ressors avec la gorge serrée ! je crois que cette nouvelle avait besoin d’un "décodeur", et par ….malchance, je l’avais ! Je l’ai pris en pleine gueule ! Je pense qu’il n’y a rien de plus terrible au monde que de…..donner Son vélo !
Certains croient aux Anges, d’autres à la réincarnation, certains aux deux et d’autres à rien !
Paradoxalement, je pense qu’il faut être fort pour Croire mais ce n’est pas parce que je Crois que je comprends tout.
Bisous Gilles

Gérald · 23 janvier 2010 à 10:38

J’ai pleuré.
Je vous vu une fois dans votre appartement, je quittais la Guyane,elle à voulu gouté une gorgée de ta Heineken,et j’ai eu la chance d’apercevoir votre amour,celui qui m’à donné l’envie d’être père .
Je n’ai pas eu la force de t’appeler.
Pour te dire que je pense continuellement à ce moment qui a orienté ma vie.
Bises

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