Il est des petits détails qui me chagrinent la vie.

Je me sens comme ma grand-mère devant son feuilleton préféré. De temps en temps, elle émettait au mieux un petit grognement, au pire un juron bien senti lorsque son héros n’avait pas tout à fait le comportement qu’elle en attendait. Je dois vieillir… Devant un écran de télé ou d’ordinateur, ou penché sur mon smartphone, je me surprends à grommeler, à ronchonner à cause de ces petits détails qui me chagrinent et finalement me pourrissent la vie par leur accumulation.

J’aime la typographie, cet art de choisir ses polices, ses graisses, ses tailles, et d’assembler tout ça dans une harmonie de mise en page. Je veux croire que je tiens cette sensibilité d’un grand-père imprimeur, à une époque où l’on maniait encore des bas de casse en plomb dans l’odeur de l’encre. Aujourd’hui, tout ça se passe sur les ordinateurs. Du dessin de la lettre jusqu’à la mise en page envoyée en presse ou sur nos écrans, tout n’est que 1 et 0 dans nos puces en silice. Cette évolution qui a grandement favorisé la créativité des typographes risque de signer la perte de quelques fondements sur lesquels elle repose.

Avez-vous entendu parler de l’espace insécable ? D’abord, soyons clair. Si l’espace que vous connaissez est du genre masculin, l’espace typographique est du genre féminin. Ainsi, on parlera d’une espace fine. Pour revenir à nos moutons, l’espace insécable est une espace qu’on ne peut briser. Vous la connaissez, vous l’avez même déjà vue, ne serait-ce que dans la première phrase de ce paragraphe entre le mot « insécable » et le point d’interrogation. Ah ben tiens ! En voilà trois de plus attachés aux guillemets et au point d’exclamation que je viens de taper. En gros, l’espace insécable sert à ce que le mot et la ponctuation qui le suit (ou qui le précède) restent attachés l’un à l’autre, même en cas de retour à la ligne inopiné. Car certaines ponctuations nécessitent une espace précédente (;:?! par exemple) ou suivante (et là, je ne vois que les guillemets ouvrants à vous donner en exemple).

Certains de nos logiciels sont plus respectueux que d’autres. Aujourd’hui, vous tapez probablement des espaces insécables sans vous en apercevoir si vous utilisez les logiciels de traitement de texte les plus utilisés du marché, en tout cas ceux que je connais. Grosso-modo, si vous tapez <espace>-<point d’exclamation> ou <point d’exclamation> tout seul, votre traitement de texte le remplacera automatiquement par <espace insécable>-<point d’exclamation>. Le problème, c’est quand on sort de ces logiciels. Le Steve Jobs des guignols ne me renierait pas : Apple a été une révolution pour l’imprimerie. Leurs ordinateurs qu’on aurait crûs taillés pour les graphistes et les typographes ont permis à ces derniers des trésors de créativité. Eh bien cette marque qui a tant fait pour ces professions propose dans son système d’exploitation (Mac OS X) un client de messagerie simplement appelé « Mail ». Figurez-vous que ce pauvre logiciel (le plus avancé du monde selon ses créateurs) n’intègre pas l’espace insécable ! Non seulement il est impossible d’en taper lors de la rédaction d’un message, mais si vous décidez de le faire dans un traitement de texte pour aller ensuite le copier-coller dans Mail, ce dernier transformera toutes vos précieuses espaces insécables en espaces simples ! Ça fait quand même plus de huit ans que la première version de Mail est sortie, et ces développeurs de génie sont incapables d’intégrer des règles de typographie qui ne seraient pas en usage à Cupertino, California. Rappelons ici que les américains ne connaissent quasiment pas l’espace insécable, puisque les signes typographiques cités plus haut ne nécessitent pas d’espace en anglais. Alors quelles solutions ? Soit vous ne mettez pas d’espace, soit vous en mettez une au risque de voir votre ponctuation cruellement séparée de son mot. Bref, deux catastrophes typographiques.

Je vais faire court pour les SMS, mais à l’heure où nos téléphones intègrent des correcteurs orthographiques pour la rédaction des messages, quel dilemme insupportable d’avoir à choisir entre ces deux mêmes supplices.

Bon, j’ai bien tapé sur les américains. Rentrons maintenant en France et changeons légèrement de sujet. Les majuscules accentuées, voilà encore un sujet qui pourrit ma sensibilité typographique au quotidien.

Historiquement, quasiment dès que les accents on existé, les majuscules ont été accentuées. La première disparition des majuscules correspond à une époque où l’imprimerie se faisant avec des caractères au plomb, et il était beaucoup plus cher d’acheter ou de fondre tous les caractères d’une même police, y compris les majuscules accentuées. Quelques imprimeurs et typographes ont alors perdu leur âme sur l’autel de l’économie de marché. Mais ça n’était pas le plus grave. Non, il fallait bien un vendeur de flingues pour venir porter le coup de grâce. Ce sacré Remington achète un brevet à la fin du XIXe siècle, et va démocratiser l’utilisation de la machine à écrire. À son arrivée en France quelques années plus tard, comme il y avait moins de touches que de caractères, il a bien fallu choisir quels caractères allaient être représentés sur cette fameuse machine. On a alors décidé de supprimer les majuscules accentuées. Et voilà que le pire arrive, puisqu’on a rapidement pris cet usage pour une règle. Certains professeurs, ceux-là même qui devraient enseigner à nos enfants l’écriture et son bon usage affirment encore aujourd’hui sans sourciller et du haut de leur docte savoir à des générations d’écoliers qu’on ne met pas d’accent sur les majuscules. Ce qui est faux, bien sûr. Aujourd’hui, qui possède une Remington autrement que comme objet de collection ? Nous avons maintenant à notre disposition des claviers d’ordinateur, qui, bien que ne possédant qu’une centaine de touches sont capables de produire des milliers de caractères, de l’idéogramme chinois à nos chères majuscules accentuées, en passant bien sûr par l’espace insécable. Vous pensez que j’ai parfois des idées fixes ? C’est vrai.

Mais me direz-vous, à quoi servent les majuscules accentuées ? Eh bien tout simplement d’abord à comprendre ce que vous lisez. Un des exemples les plus souvent cités est le suivant :

DRAME A L’HOPITAL PSYCHIATRIQUE : UN POLICIER TUE, UN INTERNE EN FUITE

Je défie qui que ce soit de m’expliquer ce qui s’est passé lors de ce fait divers à la seule lecture de ce titre. Qu’a fait le policier ? Il tue, ou il est tué ? Et qui est en fuite ? Un soignant (interne) ou un patient (interné) ? Si vous aimez ce genre d’exemples, fouillez un peu le web avec votre moteur de recherche préféré. Il en foisonne.

Mais pour l’amateur des belles lettres (au sens propre) que je suis, ça n’est pas la seule bonne raison. Je dois dire qu’un titre en majuscules sans accents ressemble un peu à un pauvre rectangle avec ses deux bords délimités par le haut et le bas des lettres parfaitement rectilignes et parallèles. Les accents, une cédille, la queue d’un « Q » ou d’un « J », voilà qui apporte une légère vibration à la ligne, et qui bien sûr, en facilite la lecture. Je fais partie des gens qui préfèrent une ligne droite tracée à la main à une autre tracée à la règle. Ceci explique sans doute cela.

Autant je pourrais excuser certains d’ignorer cette règle, autant il m’est difficile d’être indulgent avec des professionnels. Il semblerait que quasiment plus aucun éditeur dans les bouquins que j’ai récemment lus ne veuille accentuer le « A » en début de phrase lorsque cela est nécessaire. À chaque occurrence, je bute sur la lecture, et je peste comme ma grand-mère devant son feuilleton. Mais ça n’est rien par rapport à ce que je ressens devant les émissions phare de Canal+. Pourtant, on sent qu’il y a des grands graphistes aux commandes, avec des vraies belles sensibilités pour la typographie. La charte graphique est splendide, généralisant pour mon plus grand bonheur l’utilisation d’une très belle police, la LubalinGraph, si je ne me trompe pas. Et voilà qu’ils s’assoient allègrement sur la règle des majuscules accentuées ! Voir l’habillage de Canal, c’est la promesse d’un somptueux soufflé. Des majuscules non accentuées, et le soufflé retombe à l’instant même où vous alliez y planter votre fourchette ! La déception n’en est que plus grande que la promesse était belle.

Alors évidemment, ça fait cinq minutes que vous me lisez et vous vous demandez où je veux en venir. Je vous rassure tout de suite : absolument nulle part ! Mais au même titre que j’ai toujours reconnu le droit à Brigitte Bardot de défendre les bébés phoques même lors d’une famine au Bangladesh, je demande votre indulgence pour supporter l’étalage de mes petites indignations quotidiennes.

Et finalement, si chacun d’entre nous prenait le temps de tenir compte des petites indignations de son voisin, elle ne serait pas beaucoup plus belle, la vie ?

P.S. : En amateur averti, je suis sûr que vous aurez remarqué, juste avant le point d’interrogation final, une toute dernière espace insécable.

Catégories : Coup de gueule

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