Fermer les yeux. Fort. Trouver le sommeil. Sombrer dans la léthargie, le coma. Jusqu’à ce qu’elle soit là auprès de moi. Qu’elle m’entoure de ses bras, qu’elle me dise : « Je suis de retour ». Et jusque-là, dormir.
Je me souviens, je m’introspecte, je m’analyse : le sommeil a toujours été pour moi un moyen d’échapper à la réalité.
À l’aube de mes vingt ans, je suis vautré sur le canapé familial, un coussin calé contre mon ventre, un autre sous la joue, les yeux dans le vague, aux portes de l’endormissement. Mon père est dans le rocking-chair à côté ; il lève les yeux de son journal, jette un regard à sa progéniture avachie, et m’envoie : « Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? ». À ce moment, je comprends qu’il comprend, je sais qu’il sait, mes angoisses et mes interrogations, mes craintes et mes illusions. Il connaît le chemin que j’emprunte, la difficulté de la pente, le bonheur de l’arrivée au sommet. Et là, ça monte en moi, naissant dans la poitrine, passant par la gorge qui se resserre, et ne trouvant comme issue que mes yeux qui se mouillent :
« Papa, qu’est-ce qui va m’arriver si j’ai raté cet examen ?
– C’est un faux problème, fils. Parce que si tu as raté ton examen, il sera toujours temps de t’interroger sur ton avenir après les résultats. Et si tu l’as réussi, cette question n’a pas lieu d’être. »
Mon père a toujours eu cette façon à la fois élégante et rassurante de se sortir des situations les plus embarrassantes. La patineuse qui enchaîne ses figures le fait avec une telle grâce qu’on en oublierait les centaines d’heures passées à répéter sur la glace. Comme papa : double axel, triple lutz piquée, « C’est un faux problème, débrouille-toi avec ça, fils. »
Dans ces conditions, à une charnière de ma vie, cette conversation m’a marqué. Depuis, à chaque fois que je m’endors sans sommeil, j’essaie de savoir à quelle réalité je tente d’échapper. Et pourtant, aujourd’hui, j’ai quand même envie de dormir sans essayer de comprendre, là, en plein après-midi ; envie de mourir, d’anéantir l’espace et le temps qui me sépare d’elle.
Il n’y a pourtant pas si longtemps, je suis assis et elle est assise. Là, à peine à deux mètres de moi, et c’est un monde qui nous sépare, un abyme, un océan.
Cependant, j’en suis sûr : tout le monde nous observe. Ils nous côtoient sur cette même terrasse, ils nous frôlent en prenant un air détaché, mais je suis sûr que mon désir est tellement présent, tellement palpable, matérialisé en d’épaisses volutes de fumée qui s’échappent de mon corps entier en direction du sien.
Qui ne s’en apercevrait pas ? Ça crépite, ça vole, ça tournoie, c’est dense et ondulatoire, c’est un jet d’encre dans une mer calme, une tornade dans un ciel uniforme.
Mais d’elle, rien ne semble émaner ; pas le moindre petit cumulus dans ce ciel d’été, le moindre changement de coloration dans cet océan d’huile. Calme et sérénité : son regard est fixe et tranquille, son visage apaisé est tourné vers l’horizon qu’elle semble absorber tout entier.
Ce n’est pourtant pas de ça que je rêvais, la première fois que je lui ai adressé la parole. Non, moi, j’avais envie de la tenir par la taille, de l’embrasser à n’importe quel moment, de lui tenir la main quand elle grimaçait de douleur, de ses cheveux sur ma poitrine, de son regard clair et apaisant dans le mien.
La salle de sport : je suis sous ma barre, transpirant à me reconstituer des épaules. Elle est entrée, et j’ai eu l’impression que le monde s’arrêtait de tourner. Elle portait un bas de survêtement gris perle, avec un pull attaché bas autour de la taille, tombant sur les fesses et dont les manches étaient attachées sur l’avant. Son T-shirt laissait paraître au-dessus du pantalon quelques centimètres de peau. Ces quelques centimètres de hanches, de taille, de nombril, de dos ont fait naître en moi un désir suffoquant qui a provoqué par la suite de nombreuses insomnies. Et puis il y avait cette lumière qui semblait l’entourer alors qu’elle glissait entre les haltères et les appareils de fitness. Elle m’a adressé un petit signe de loin, pour me dire bonjour. Ce jour-là, j’ai surpris son regard sur moi, mais j’ai toujours eu l’impression qu’elle avait beaucoup plus surpris le mien.
Nous en avons parlé après notre premier baiser, de la douceur et de l’excitation que nous éprouvions avant de franchir le pas ; de ces journées de séduction et de désir inassouvi, de nos regards de plus en plus insistants, de la sublimation de nos sens. Nous avions vécu ces préliminaires de façon très identique, ressentant les mêmes envies, les mêmes pulsions, les mêmes frustrations aux mêmes moments.
Nous avons vécu notre relation en cachette. Nous nous embrassions dans l’ascenseur, dans des couloirs déserts, entre deux portes ou derrière les grands arbres du parc. Nous faisions l’amour dans sa chambre, où nous nous retrouvions alors que tous avaient déserté les corridors depuis longtemps. Nous empruntions le studio d’une amie pour nous retrouver à l’abri du regard des autres, comme si nous cacher pouvait préserver notre relation, comme si notre amour ne pouvait pas survivre sans ce secret.
Et puis je suis parti, je suis rentré chez moi. Elle est resté encore un peu, avant elle aussi de rentrer chez elle. Nous n’avons pas fait de promesses, pas de plans ni de prévisions. Je devais rentrer chez moi et elle aussi, reprendre le cours de nos vies.
Téléphone, messageries internet, e-mails et SMS, tout a été prétexte à prolonger les instants que nous avions vécus. Dès que son nom apparaissait sur l’écran de mon ordinateur, je savais qu’elle était là pour moi et que nous serions réunis pour les quelques instants qui suivraient. Et puis je l’ai appelée quelques semaines plus tard, alors que je planifiais un voyage dans sa région. Elle m’a dit « je veux que nous restions amis », et j’ai su alors que tout était fini.
Depuis, elle ne répond plus à mes messages ni à mes appels, elle s’est rendu invisible sur internet, son nom n’apparaît plus sur l’écran de mon ordinateur. Plus jamais.
Elle me donne l’impression d’avoir été un pêcheur des Mers du Sud, qui au cours d’une de ses plongées, aurait découvert sur le sable d’une grotte inconnue, un coquillage caché de tous. Ce coquillage s’est ouvert pour mes seuls yeux, laissant apparaître au-delà de sa coque rugueuse et terne, toutes les beautés de sa nacre. Je ne craignais plus l’immensité, la profondeur, le froid ou le manque d’oxygène. Sa présence me rassurait, il me faisait appartenir à ce monde qui aurait été si agressif si lui n’avait pas été là pour moi. Je respirais, sentais, voyais grâce à lui, et cette dépendance était douce. Mais il s’est refermé si vite, et sans raison apparente, comme touché par une main invisible ou un courant soudain. Avais-je été trop brutal ? Ou peut-être était-il temps pour un autre pêcheur de trouver le chemin de la caverne ?
J’entends Jonasz à la radio : « Dites-moi, dites-moi, qu’elle partie pour un autre que moi, mais pas à cause de moi ».
Je ne suis pas sûr que ça me consolerait ; même pas sûr que je préférerais ça.
7 commentaires
Thierry · 5 janvier 2006 à 19:36
Gilles, je ne l’ai pas lu tout de suite, il fallait que je l’apprivoise… Mais c’est toujours aussi profond. Chapeau…
Florence · 6 janvier 2006 à 15:01
Gil, J’ai fait le vide autour de moi, me suis mise dans une bulle que seule j’imaginais et je me suis plongée dans ton récit, il est vrai, sincère et tendre….comme toutes tes autres belles histoires, on n’en sort jamais indemne, la tête pleine de songes et de rêveries…
daniel · 6 janvier 2006 à 15:55
Gilles,
C’est très étrange pour moi de trouver cette parcelle de tendre intimité que tu (me) livre a qui veut te lire. Etrange et tendre subtil agreable. Donnes en encore
sylvie · 6 janvier 2006 à 19:36
3fois que je clic,puis ferme, je ne trouve rien à dire(ne veut pas dire ne m’interresse pas), pas envie de dire des banalités, ni de me dévoiler(l’écriture c’est terrible) Alors juste: merci
julie · 9 janvier 2006 à 00:56
Gillou,
ce texte est un pur plaisir de lecture, on se laisse emporter par la vague de tes mots….BRAVO CHAPEAU BAS MONSIEUR GILLOU….
J’en veux plein!!!
bizzzzz
juju to loose
Mariefa Leveque · 9 janvier 2006 à 17:54
trop lontemps que je ne t’avais lu… merci pour le cadeau. J’ai aimé.
Baisers.
Valérie (Toulouse) · 27 janvier 2006 à 12:04
Gilles,
Je viens juste de me connecter (pour la première fois) à ton blog… et je suis au bord des larmes, touchée, émue…
Tu écris magnifiquement, avec la délicatesse et l’intensité de ceux qui ressentent la vie, les autres, dans chacune des parcelles de leur corps, chacune des cellules de leur tête…
Toi aussi tu es un beau coquillage, Gilles, et si malheureusement ta souffrance est l’envers (le prix à payer ?) de cette sensibilité, tu vas trouver le bonheur, parce que tu le mérites, et il sera grand, très grand… à la hauteur de ce que tu as souffert…
ELLE va te trouver…