Nom de Dieu ! Qu’est ce que j’ai la trouille, moi. Ça me visse au corps, ça me file la nausée, ça m’empêche de dormir. Je n’y crois pas ! Moi ? Ça m’empêche de dormir ? Moi, qui suis capable de me coucher à même le carrelage le plus glacé, et là de simplement fermer les yeux pour sombrer en moins de cinq minutes…

Pourtant, ça fait longtemps que je la connais. Des mois, voire des années que l’on se croise. Aucune de nos activités ne nous rapproche, nous avons simplement un ami commun. Et c’est lui qui nous rassemble, au gré de ses invitations. Il y a toujours pas mal de monde à ces occasions, et on ne se connaît donc qu’à peine. Alors on échange quelques phrases, on s’amuse, on se protège aussi. C’est le jeu de la séduction. Un ami qui s’occupe de gamins en difficulté m’a dit l’autre jour : « ils ne construisent pas des murs pour se protéger du monde extérieur, mais pour trouver celui qui aura le courage d’y percer une brèche ». Et nous, pareil : on cause, on rigole, on se planque, et on espère que l’autre aura envie de casser du parpaing et de venir vous chercher. Foutue partie de cache-cache. Foutue comédie.

Donc on est là, tous les deux soigneusement dissimulés derrière nos murailles, on s’est envoyé les sommations d’usage, et puis rideau ! Rien ne s’est passé. Elle est pourtant très attirante : grande et fine, toujours très élégante, les cheveux systématiquement plaqués et tirés en arrière dégageant une nuque fine et nerveuse, soulignant ainsi un port de tête d’une grande noblesse. Si elle pouvait imaginer que mon fantasme du moment consisterait plutôt à la voir chez moi le dimanche matin, en survêtement et cheveux ébouriffés. Je pense que je ne lui suis pas indifférent non plus : sans doute un sourire un peu plus appuyé quand j’arrive, un regard qui brille. Mais bon, jusque-là, rien, donc. Parce que tout ça, non, ça ne doit pas passer le mur, rester bien à l’abri derrière le capitonnage de la pudeur…

Et puis il y a eu ce putain de nouvel an. Pas étonnant que ces périodes de fin d’année soient les plus propices aux dépressions et aux suicides ! Et vas-y que je te fais un bilan de ma vie passée, que j’additionne tout ce que je n’ai pas eu, pas fait, pas aimé ou pas assez, pas visité, pas dit, pas avoué ou soufflé, mal géré, mal conduit, mal chéri. Et quand je mets dans l’autre plateau de la balance ce que j’ai, ce que j’ai fait et dont je suis content, l’impression globale, c’est que ça penche drôlement du mauvais côté ! Il faut dire que la quarantaine, ça n’aide pas non plus : cette impression atroce d’être au milieu de sa vie, professionnelle, sexuelle, ou de sa vie tout court d’ailleurs ! Et oui, tout court, tout fuit, tout s’échappe, et j’ai du mal à suivre.

Heureusement, l’Homme, dans sa grande sagesse ou dans sa grande lâcheté (va savoir), a inventé un sérum contre le bilan de fin d’année et il a appelé ça : les résolutions de nouvel an ! Et donc, j’ai décidé que dorénavant, je ne coucherai plus qu’avec des femmes dont j’étais amoureux. Bon, il me reste encore à trouver comment l’annoncer aux autres, vu que j’ai aussi décidé qu’il fallait que j’arrête de leur faire du mal. Donc, cela fait bientôt un mois que je pense à elle qui m’a séduit, je m’en rends compte aujourd’hui ; elle que je rencontre parfois, que j’essaie de charmer sans qu’il ne soit encore rien arrivé. Mais j’ai une peur pas possible ! Peur qu’elle ne soit finalement qu’une parmi d’autres, que l’étincelle ne soit pas au rendez-vous, que nous passions quelques nuits ensemble avant que l’un de nous ne se lasse, encore trop vite. Ou bien peur du contraire : que nous nous aimions.

Car je n’ai jamais su garder une femme à qui je tenais. Il y a eu celles que j’ai mal aimées, celles qui sont parties  et celles que j’ai quittées ; celles qui m’ont fait croire aux coquecigrues, celles dont la route s’est éloignée de la mienne, doucement, subrepticement, sans que je m’en aperçoive jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour trouver ensemble un chemin de traverse. Et puis il y a eu l’autre, la pire de toutes : je tenais doucement ses mains dans les miennes, et alors que je pensais exactement le contraire, j’ai trouvé la force de chuchoter à son oreille abrutie par la morphine : « Vas-y, tu peux partir, je t’aime ».

Et elle aussi, elle est partie.

Montjoly, le 26 janvier 2006
Catégories : Nouvelles

5 commentaires

Patricia · 7 novembre 2006 à 19:44

j’aime bien…si tu pouvais parler comme tu écris…mais quelle détresse ! bise

cecile · 8 novembre 2006 à 01:38

les bonnes résolutions écrites c’est bien, encore faut-il pouvoir les appliquer ???

Gilles · 8 novembre 2006 à 13:57

@cecile

Tu as raison, mais malheureusement, je ne pense pas avoir jamais vu appliquée une résolution de nouvel an… Et puis c’est bientôt la fin de l’année et l’heure de faire le bilan de toutes les résolutions que je n’aurai pas tenues… 😉

Thierry D · 8 novembre 2006 à 21:26

Bilan..fin…résolutions… Gilles, ce n’est pas à l’ONU !!
Mais, attends je mets mon casque bleu pour te glisser quelques mots.
Donc, s’il te plait, prends le sens du vent, vole, plane, garde ton cap, fixes ta boussole, tu arriveras à cette destination…

cora · 12 novembre 2006 à 23:26

C beau, ça fait sourire, parfois frémir , ça peut faire mal aussi, C la VIE quoi! En tout cas un vrai talent pour l’écriture.
Et si la vrai, la seule résolution qui puisse tenir, nous rendre heureux c’était d’arrêter d’en avoir et de se laisser le loisir de sentir chaque jour le vent venir et de décider simplement en fonction du temps présent?
D’arrêter d’avoir peur des claques avant de les prendre et d’oser tout simplement sans vanité.

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