Il y a ce couple, là, un peu plus loin. Elle est assise sur un tabouret haut, accoudée au bar, au moins 120 kg… Il semble minuscule à côté d’elle, taillé dans un fil de fer, ses mains ne se rejoignent pas derrière l’immense taille de sa compagne. Le buste appuyé sur son imposante poitrine, il fait onduler ses jambes et ses hanches au rythme de la musique assourdissante ; le DJ est en grande forme : le son surpuissant de Santo Domingo envahit l’ensemble du petit bar et déborde largement sur la plage, dans le coucher de soleil aux couleurs sombres et graves, annonçant les grains du soir.

Assis aux tables, accoudés au bar, il y a quelques couples, des hommes seuls et des familles aussi, avec des enfants souriants, c’est Dimanche et c’est ici le rendez-vous des exilés de Santo Domingo. Un homme est là qui n’a l’air de rien : pantalon clair, chemise noire, la soixantaine replète, mais les habitués doivent bien le connaître. On pourrait l’appeler « Super Domingo Man », tant la métamorphose est saisissante, alors qu’enfle le son de la musique qui le fait vibrer. D’abord les pieds, qui commencent en battant le rythme, et progressivement, remontant le long de ses jambes puis de sa colonne vertébrale, se dessine l’apothéose de sa transformation, où son sourire, ses mouvements alternativement souples ou syncopés, son déhanchement torride feront de lui le roi de ces lieux qui soudain lui semblent entièrement dédiés.

Il y a elle, aussi, assise à côté de moi, avec son jus de fruit sur la table. Elle tourne le dos aux alizés qui forcissent avec la nuit tombante. Le dossier de la chaise la protège un peu, et elle a enfilé sur son maillot humide un vêtement à manches longues ; elle les étire jusqu’à ce qu’elle puisse en saisir les extrémités dans ses poings fermés. Puis elle croise ses bras sur sa poitrine, elle sert ses jambes. Elle lutte pour conserver la précieuse chaleur au plus près de sa peau, mais déjà, la chair de poule dessine un minuscule relief de collines et de vallons à la naissance de sa nuque et le long de ses cuisses.

Je lui demande :

« Ça va ?

– Oui. »

Je lui frotte les épaules :

« Tu as froid ?

– Non. »

Elle ment, mais ne s’en rend peut-être même pas compte, absorbée qu’elle est par le spectacle qui se déroule sous nos yeux : ce boui-boui un peu sale un peu déglingué, fait de quatre planches et de trois tôles où se mèlent subtilement trois ou quatre langues au milieu de cette musique quasi-abrutissante, les clients et les serveuses au sourire éblouissant, cette chaleur humaine dans la fraîcheur du crépuscule, tout cela qui cohabite avec un alignement parfait de boutiques-bars-bungalows chics pour touristes américains, toutes fermées à partir de 18h00, parce que tombent alors sur la plage la nuit et le froid.

J’aurais tant voulu la prendre dans mes bras, lui donner ma chaleur, dire silencieusement à son beau regard fier : « Je suis là, ne t’inquiète pas, just enjoy yourself. » Et voir sa nuque retrouver son grain de peau naturel que j’ai tant de bonheur à effleurer, sentir ses muscles se dénouer, ses bras se décroiser, ses épaules légèrement retomber, son souffle s’apaiser. Et la sentir sereine, contre la chaleur de ma poitrine.

Mais je n’ai pas cette prérogative. Elle m’a bien fait comprendre qu’elle ne m’accordait pas ce type de privilège, alors que ce don mutuel semble si normal, même à l’homme-fil-de-fer et à sa femme-baleine.

Nous sommes rentrés à la voiture un peu plus tard, en longeant la plage, les pieds nus. Elle avait son pas d’athlète, et moi, je faisais semblant de ne pas peiner pour suivre son rythme dans le sable mou.

Avion PTP-CAY, le 16 février 2004
Catégories : Nouvelles

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