Je suis pressé, à la bourre comme d’hab : j’avais rendez-vous à 19:30 et j’ai déjà un quart d’heure de retard. J’ai failli ne pas la voir, occupé que je suis à pester contre les personnes qui me précèdent sur la route étroite, en les traitant de « conducteurs du dimanche ». Il faut dire qu’elle s’est installée dans le coin certainement le plus sombre et le plus étroit de la route. Je passe en trombe devant elle, et au dernier moment, j’aperçois sa main à peine tendue, timidement, et les deux gamins à ses côtés. Alors je pile ; la décision a pris moins d’une fraction de seconde, et j’ai déjà passé la marche arrière.
« Vous allez en ville ?
– Non, mais je vous déposerai pas trop loin.
– OK. »
Elle a parlé avec un petit accent que je n’ai pas réussi à identifier. Elle fait entrer les enfants derrière, et elle monte devant. Ils sont encore en tenue de plage où ils ont probablement passé la journée ; ça doit faire un moment qu’ils attendent sur le bord de la route, il commence à faire frais alors je change vite d’avis : je les emmènerai chez eux, mon rendez-vous pourra patienter les dix minutes supplémentaires que représente le détour. J’augmente le volume de l’autoradio : combler le silence qui s’installe. James Blunt entame « You’re beautiful » quand elle commence :
« Do you speak English? »
Elle vient de Georgetown, au Guyana. Elle a une voix faible à peine audible. Elle est grande et fine, le profil qui m’est offert a la fierté des Masaï, cette beauté africaine si particulière. Les cheveux sont tirés en arrière, attachés en de fines tresses ; ce que j’aperçois furtivement de sa bouche pourrait même laisser croire à des traces de scarification au coin des lèvres : quelque chose de très authentique, jusque dans ses yeux légèrement bridés. Et puis il y a les enfants que j’entrevois parfois dans le rétroviseur : un garçon et une fille hirsutes et charmants, extrêmement sages, entre sept et dix ans d’après moi. Eux parlent parfaitement le Français. Il est maintenant huit heures du soir et ils ont leur sac d’école sur le dos. Non, ce n’est probablement pas à la plage qu’ils ont passé la journée. Leurs yeux sont fatigués ; ils clignent souvent des paupières et la bouche légèrement entrouverte, leur tête commence à tomber en arrière. Je baisse la radio. Elle me regarde à présent :
« Do you like business? »
Non, je n’aime pas ça, je déteste, même. Avoir un métier écarté des contingences financières est une véritable chance. La créativité souffre trop de s’astreindre de considérations matérielles, et c’est justement en s’écartant de…
« No. I mean sexual business. I could give you the best blowjob in town. You gonna love it, you know! »
Mince ! Elle vient de me dire ça de sa voix fluette devant ses gamins bilingues, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Alors j’esquive, j’évite, j’essaie de passer à côté pour passer à autre chose. Et on finit par arriver en ville, après quelques répliques embarrassées ; on passe devant une série d’immeubles. « C’est là que je vais à l’école, dans la classe de Mme Basserand. C’est ma maîtresse. ». C’est la petite fille qui a parlé, dans un bâillement interminable. À cette heure, ils devraient être à la maison, en pyjama devant leur repas ou bordés sous les draps en buvant les paroles de l’histoire de maman assise au coin du lit, avant que leurs paupières trop lourdes ne tombent. Je dis ça à leur mère, que c’est pour ça que je les déposerai chez eux ; vite.
« You wouldn’t believe what I gonna tell you. »
Il n’y a pas de chez eux, elle n’a pas de maison, pas d’appartement ; les enfants n’ont pas un coin de table à eux pour faire leurs devoirs ou manger une soupe, pas de lit où se précipiter pour attendre le dernier baiser avant la nuit, pas un coffre pour y cacher leurs jouets et leurs secrets. Ils n’ont pas de père non plus. Celui-là a disparu après la naissance de la petite fille, et ils n’ont plus entendu parler de lui. Alors elle est partie, avec ses deux bébés dans ses bras, laissant tout derrière elle c’est à dire pas grand-chose, emportant uniquement ce qu’elle pouvait porter ; partir, faire des milliers de kilomètres pour rejoindre mon pays cet eldorado, un monde meilleur, riche et sans limites, un monde d’amour et d’amitiés. Et depuis son arrivée, elle erre de ghetto en bidonville, chez des amis qui l’exploitent, les relations ou la famille peu accueillante, chez une tante lointaine ou un amant de passage.
« You live alone? I do… Well, we have arrived. It’s right there. Will you gimme your phone number? I could call you, some time. »
Je commence à énumérer les chiffres en anglais. Et puis je l’imagine me demander un hébergement, juste pour une nuit d’abord, pour un repas et un lit ; chez moi qui suis incapable de dire non… Alors je me dégonfle. Et je change le dernier numéro : je dis treize au lieu de douze.
« Good luck to you all! Bye, kids! Au revoir, les enfants ! »
Je dis ça d’un ton enjoué. Je remets le contact et je démarre. Je vais être très en retard alors je ne me retourne pas. Musique à fond, James Blunt est en train de terminer la dernière chanson de son album : « And I see no bravery, no bravery in your eyes anymore. Only sadness ». J’accélère. J’ai honte.
2 commentaires
nini · 21 décembre 2006 à 21:05
aucun commentaire pour le moment à froid mais pour la précédente " au pied du mur " contrairement à ce que tu as pu passer c’était très fin … presque féminin dans le raisonnement et ç a m ‘a confirmé que ma pensée n’était peut – être pas si nulle ni conventionnelle que ca dans une société construite sur le sexe pour le sexe ; ouf !! ca ne m’arrangera pas dans la vie de tous les jours mais je suis heureuse de pouvoir croire qu’il existe encore des mecs bien … Tu pourrais presque me rendre optimiste alors que je le suis pas en ce moment .
J.G. · 18 janvier 2007 à 15:36
As tu deviné qui je suis? C’est par Linette que j’ai connaissance de ta prose. C’est une très belle histoire. As tu changé les deux derniers chiffres par peur, par égoïsme ou par angoisse? Le sais tu? Tu écris joliement. . Bravo, à bientôt.