La route s’étend devant moi, comme un long tapis clair ondoyant au rythme des collines qui lui impriment son profil et ses courbes. Je pourrais presque rouler sans les phares. Nuit de pleine lune : l’astre rougeoyant au-dessus de l’horizon du fleuve alors que je traversais le long pont qui l’enjambe est maintenant suffisamment haut dans le ciel. Luisant de sa plus belle blancheur, il fait briller les éclats de mica du bitume, et la forêt qui le borde des deux côtés paraît encore plus sombre en contraste, presque menaçante.
Je dois être demain à midi à Saint-Laurent, mais j’ai eu envie de partir alors que le soir tombait, sans doute pour profiter de la tranquillité de la route. Trois cents kilomètres m’attendent, que je vois défiler régulièrement sur le compteur au tableau de bord. J’ai bien préparé ce voyage : plein d’essence fait, voiture confortable, la clim crache ses 23 degrés sans même que la température ne varie d’une demie graduation. Je me suis gravé une compil le matin même, où j’avais rassemblé mes titres les plus « road movie » possibles : une espèce de mélange de chansons qui pourrait aller aussi bien à « Thelma et Louise » qu’à « Une nuit en enfer ». Alors, Otis Redding hurle dans les enceintes la reprise des Stones : « I can’t get no… ». Je suis bien… Oui, je suis vachement bien. Dans deux heures, je serai à mon hôtel.
J’ai sans doute pris cette route des dizaines de fois, mais c’est la première fois que je remarque ce panneau qui indique une petite route sur la droite. Je ralentis, alors que j’arrive à l’intersection. Dans l’angle formé par les chaussées, règne un fromager majestueux, l’arbre sacré des populations caraïbes. La légende affirme qu’on enterrait à son pied les enfants mort-nés, et qu’on y pratiquait même certaines messes occultes. Ce qui est avéré par contre, c’est que ce géant de presque 40 mètres qui domine le reste de la canopée possède une sève extrêmement urticante, et que des épines aussi solides que l’acacia et aussi acérées que des couteaux parcourent son tronc et ses branches en formation serrée. Malheur à qui s’attaque au fromager, car celui-là devra affronter outre les défenses naturelles de l’arbre, les démons surnaturels du vaudou ou de la macumba !
Malgré l’avertissement, la curiosité me pousse, et je m’engage sur l’étroite chaussée qui s’engouffre sous la voûte formée par les arbres dont les branches se rejoignent au-dessus de la voiture. Je suis maintenant persuadé de ne jamais avoir pris cette route dont le macadam a disparu, laissant la place à la terre rouge dont sont composées les pistes de la région. Les nombreux trous remplis d’une eau boueuse m’obligent à sérieusement ralentir l’allure, mais les arbres s’écartent, et la piste de latérite s’arrête là, au bord d’un fleuve. Une petite baraque en bois peint en vert et jaune est plantée au milieu du décor. La terrasse couverte de tôle ondulée fait face au fleuve, le surplombant en partie. Elle est ceinturée par une guirlande d’ampoules alternant avec des petits fanions publicitaires aux couleurs de la bière locale. Il y a un vieux dans un coin, en costume, cravate et chapeau sombres. Assis devant un verre de rhum avec les restes d’un citron vert très sérieusement entamé dans une petite assiette à côté, il semble somnoler, mais ses yeux encore mi-ouverts sont plutôt perdus dans le courant perpétuel du fleuve. Un bar à cet endroit, c’est totalement surnaturel !
Je sors de la voiture ; comme toujours, je me fais surprendre par la chaleur et la moiteur de l’air en m’extrayant de l’atmosphère aseptisée de l’habitacle. Ça sent la terre et l’humidité, j’en remplis goulûment mes poumons. J’avance dans l’herbe sauvage dont les gouttes de rosée brillent dans la nuit. Mes chaussures commencent à s’en colorer alors que j’arrive aux premières marches. Il y a un comptoir dans le fond. C’est lui qui marque la séparation entre l’espace public et l’habitation que l’on devine derrière. De larges volets de bois sont relevés et attachés au plafond par des petites chaînes métalliques. Des grands drapeaux sont punaisés au mur du fond : Brésil, Jamaïque, un autre que je ne reconnais pas. Sur quelques étagères inégales s’étalent les produits de première nécessité : sucre, huile, riz, bougies, piles, cigarettes ; l’inventaire à la Prévert continue sans logique apparente.
Je m’assieds au bar sur un tabouret bancal et je commande à boire. La jeune femme qui me sert a certainement des origines asiatiques. Ses traits fins, ses yeux légèrement bridés, mais surtout sa longue chevelure raide noir corbeau ne trompent pas. Le reste de son métissage est plus difficile à définir. Elle porte un pantalon en toile qui s’arrête sous le mollet et une chemise d’homme dont elle a noué les pans sur le ventre, au-dessus d’un débardeur blanc. Dans mon dos, le vieux se lève dans un raclement de chaise et se dirige vers la sortie, alors elle va débarrasser sa table. Elle a une démarche absolument magnifique et touchante : elle semble marcher sur la pointe de ses pieds nus, et la masse de ses cheveux se balance à contretemps du rythme de ses hanches.
À de rares occasions, on fait une rencontre et on sait que l’attirance est là, et surtout qu’elle est partagée. Pas besoin de palabres, pas besoin de rendez-vous : il y a un lien invisible pour les autres mais tellement palpable par les deux protagonistes. Pour expliquer cela, on a pris l’habitude d’utiliser des images électriques : on parle de coup de foudre, d’électricité dans l’air. C’est quoi d’ailleurs, ce fluide, cette communication sans ouvrir la bouche, sans baratin, qui fait qu’on est tellement sûr de ce que l’on ressent, l’un comme l’autre ? En tout cas, si c’est d’électricité qu’il s’agit, ce qui est sûr, c’est qu’on aurait fait péter les cadrans de tous les ampèremètres pour peu qu’on ait eu l’idée saugrenue de venir nous en brancher un dessus. Je ne m’étonne donc pas quand elle me demande de l’aide pour transporter un fût de bière vide dans la réserve : un prétexte innocent qui donnerait l’occasion à nos corps de se rapprocher, de se frôler ; l’occasion aussi de sortir du lieu où nous nous sommes vus pour la première fois d’une façon aussi formelle.
Alors je passe derrière le bar et j’empoigne le fût. Elle me devance et me montre le chemin. Nous passons dans l’arrière-boutique. Il fait sombre, il règne ici un capharnaüm incroyable. Il y a une porte dans le fond de la pièce, c’est par là qu’elle se dirige. Mais arrivée devant, elle se retourne brutalement et me fait face, avec cette lueur dans le regard que je prends pour du défi. Je lâche le fût qui commence à rouler sur le sol de planches mal ajustées. Elle est adossée à la porte, je me rapproche. Ses bras se tendent vers moi, et se referment, les doigts croisés derrière ma tête. Nos bouches se cherchent, s’amusent, s’agacent, et se trouvent enfin. Ses ongles crissent sur ma nuque, ce qui a inévitablement l’effet de m’envoyer une décharge de plaisir tout le long de la colonne vertébrale.
Nos habits ont volé et nous sommes déjà nus alors que nous arrivons dans sa chambre. Elle tombe en arrière sur le lit et je la rejoins. Mais alors que nos bassins se rapprochent, elle s’arc-boute soudain, ses jambes se contractent violemment, elle hurle « Non ! » et me gifle avec rage. Le temps se suspend. Surpris, je m’écarte un peu pour voir la totalité de son visage dans la lueur des bougies qui éclairent sa chambre. Une profonde ride verticale sépare ses sourcils froncés. Sa bouche se contracte en un rictus mauvais, son regard est noir et me lance mille reproches. Puis elle sourit, prend ma tête entre ses mains et dirige ma bouche sur sa bouche, sur ses seins. Elle gémit : « Non… Non… ». Ses mains se posent sur mes reins, ses ongles commencent à me déchirer la peau. Elle supplie « Arrête ! », repousse violemment ma tête en arrière, mais ses hanches se mettent à onduler. Elle caresse alors doucement mes épaules puis mord sauvagement mon cou. Son odeur m’enivre, alors que ses cheveux tour à tour fouettent mon visage ou frôlent mon torse. La pluie se met à tomber et nous impose son incroyable vacarme sur les tôles surchauffées. Je suis à elle, elle est à moi.
Pendant nos pauses, nous avons de drôles de petites conversations : « Je suis sûre que tu es là avec moi parce que tu as fait un pari avec un pote ». Puis tout d’un coup « Je n’aime pas mes seins, ils sont trop petits.
– Mais non, regarde, ils tiennent parfaitement dans mes mains.
– Non, c’est les tétons qui ne me plaisent pas…
– Mais non, regarde, ils tiennent parfaitement dans ma bouche. »
Je suis dans la fraîcheur de l’habitacle de la voiture. La pluie s’est arrêtée, et dans la lueur des phares, le macadam fume de fines bouffées de brume de chaleur. Les White Stripes finissent « My baby’s got a heart of stone », rapidement remplacé par le refrain lancinant de Manu Chao : « Je ne t’aime plus, mon amour ». J’ai toujours adoré ces moments privilégiés où on a l’impression que les chanteurs ont écrit leurs chansons juste pour raconter exactement la sensation que vous êtes en train de vivre, pour vous faire un petit clin d’œil complice dans cet instant où vous en avez tellement besoin. Et là, il faut bien avouer que le mode aléatoire de l’autoradio a particulièrement bien fait son boulot.
J’ai dépassé l’intersection au fromager depuis une cinquantaine de kilomètres maintenant, et je commence à regretter de ne pas m’être aventuré à prendre la petite piste de terre rouge.
2 commentaires
frank · 1 octobre 2008 à 21:46
trop beau pour être rêve.
tavulurubu · 22 mars 2010 à 14:04
tu l’as encore ta compil ……..?