Le quitter ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Tout s’embrouille, tout se mélange. Des mois qu’il ne me touche plus ; qu’il trouve des prétextes, tous plus bidon les uns que les autres. Il rentre du boulot, exténué, bien sûr. Et il s’écroule dans le canapé après avoir déposé ses clefs sur le petit meuble de l’entrée, il allume la télé avec le regard vague, et il disparaît, comme happé par l’image. C’est devenu un rituel dont je pourrais reproduire de mémoire chaque moment, chaque son, chaque sensation : le gravier qui crisse dans l’allée sous les roues de la voiture, le léger courant d’air froid sur ma nuque quand la porte s’ouvre, le cliquetis des clefs sur le buffet, son soupir comme une petite mort jute avant que les ressorts du canapé ne gémissent sous son poids. Puis le brouhaha de la télé : lancinant, jusqu’à l’abrutissement. Parfois, j’aimerais la balancer par la fenêtre, cette putain de télé ! Dans un geste cathartique, retrouver le calme, la quiétude. Mais ce n’est qu’un symptôme. On ne soigne pas une maladie en traitant les symptômes.
Parfois, je me trouve sur son passage. Alors il m’embrasse ; bien obligé. Machinalement, de cette espèce de baiser mou qui n’en est pas un, le baiser le plus chaste du monde. Il m’embrasse sur la tempe. Et mes cheveux font un rempart entre ses lèvres et ma peau. Ce rempart, cette frontière… je ne compte plus les jours depuis que je ne connais plus le grain de sa peau, depuis qu’il ne goûte plus le sel de ma sueur. Nous dormons en pyjama, c’est tout dire. Et ce baiser sur la tempe ! Il me donne l’impression de m’embrasser depuis un autre siècle. Puis vient la question immuable : « Ça va ? Ta journée a été bonne ? ». Mais on s’en fout que ma journée ait été bonne, je veux que ma soirée soit bonne, je veux que ma nuit soit bonne ! Alors prends-moi la bouche ! Prends-moi ! Montre-moi qui tu es ! Montre-moi qui je suis, que je suis désirable ! Encore… Au moins un peu… Prends-moi, et puis laisse-moi m’endormir dans tes bras. Je t’en prie. Dis-moi que tu m’aimes, ou juste fais-moi sentir que je compte encore. Un peu, au moins. Je t’en supplie.
Mais le quitter ? Non… D’abord, qu’est-ce que je dirais à mon fils ? À notre fils ?Je me suis juré qu’il ne serait pas un enfant de divorcés. J’en ai trop bavé. Il mérite mieux que ça. Mieux que moi ! Mieux que ce que j’ai vécu, les parents qui se foutent sur la gueule pour savoir lequel des deux saura le mieux profiter de son propre égoïsme, lequel des deux fera payer le plus cher à l’autre le prix de la séparation. Non merci ! Pas pour moi, pas pour mon garçon.
Et puis cette baraque qu’on a voulu tous les deux, cette maison de nos rêves dont on a pensé chaque pièce. L’électricité et la plomberie, les rideaux et les papiers peints, les week-ends en salopette un pinceau à la main ou à courir les brocantes : j’en fais quoi, de toute cette mémoire de ce qu’on a été ? Je la fais couper en deux par un juge, et on prend chacun sa moitié ? Mais tu as vu où qu’un juge savait couper en deux une soirée au coin d’une cheminée qui tirait mal, épuisés dans nos fringues pleines de peinture et de sciure, à partager un verre de rouge assis sur un carton, et à se dire que la vie ensemble, ça allait être formidable ? Hein ? Tu as vu ça ou ?
Alors on en fait quoi de notre vie ? Parce qu’il y a l’autre, là. Évidemment… Et j’en fais quoi, moi, de l’autre ?
Un voyage professionnel m’avait emmené dans ce pays où se retrouvaient les bobos et les babas du monde entier. Les uns en quête d’aventure sportives aseptisées, les autres d’une philosophie à leur image ou plus simplement d’un endroit où le coût de la vie leur permettait de vivre et de fumer de leurs maigres économies. Et tout ce monde se côtoyait dans les ruelles poussiéreuses ou sur les grandes pelouses au bord du lac, entre les bars branchés et les lieux de méditation, de jour comme de nuit.
Alors qu’est ce qu’il faisait là, lui, que je n’arrivais à classer dans aucune catégorie ? Que faisait-il, par cette soirée au soleil timide, assis en tailleur dans l’herbe d’un parc. En face de lui était installée une petite grand-mère avec qui il semblait en grand palabre. En m’approchant, j’ai compris qu’elle était tibétaine alors qu’elle échappait un « China is bullshit! ». Deux enfants du pays jouaient autour d’eux, s’asseyant parfois, et repartant en courant, dans les cris ou les éclats de rire. J’ai rejoint leur cercle, m’installant dans l’herbe fraiche. Elle tentait de lui vendre des bijoux prétendument confectionnés par des moines tibétains. Mais lui semblait plus intéressé par sa vie et ses opinions. Tout en manipulant les bracelets tendus, il la questionnait sur ses conditions de vie, sur ce qu’elle pensait du régime en place, sur ses enfants, sur la religion. Tout en répondant, à ses questions, elle n’en oubliait pas moins la raison de sa présence, et lui fourrait toujours plus de bijoux entre les mains. Il les reposait alors délicatement sur le tissu étendu entre eux tel une nappe de pic-nic, avec un sourire bienveillant à son encontre, mais conservant tout de même dans ses mains quelques échantillons. La transaction durait depuis un moment, et je me suis surprise à l’observer. Dans la lumière devenue rasante, je voyais ses mains immenses bouger avec calme et assurance, ses larges épaules cadrant une nuque rassurante et un visage mal rasé au regard franc. Je n’écoutais plus les négociations en cours, j’étais prise par l’image, la lumière, les attitudes de l’inconnu, de la petite grand-mère, des enfants… Et puis il a tendu la main vers moi, et le son est revenu. J’ai réalisé qu’il m’avait posé une question, mais j’ignorais totalement de quoi il s’agissait. J’ai tenté un hochement de tête en guise d’acquiescement, alors il a pris mon poignet, y a glissé un bracelet en bois de santal et en turquoise sans même que j’aie suffisamment repris mes esprits pour protester, a payé un prix totalement disproportionné par rapport aux prix pratiqués dans les ruelles adjacentes, s’est redressé d’un mouvement ample, m’a tendu ses grandes mains pour m’aider à me relever, tout en me demandant : « Vous m’offrez un thé ? ». Puis il a chaleureusement salué la grand-mère, passé la main dans les cheveux des enfants, et a commencé à s’éloigner. Je l’ai rejoint, et je ne savais toujours pas pourquoi.
Nous avons marché, au hasard me semblait-il. Mais je me suis rapidement aperçue qu’il savait où il allait. Dans une ruelle éloignée des grands flux touristiques, il est entré dans une maison à peine différente des autres si ce n’est par une enseigne discrète écrite dans une langue indéchiffrable. Nous sommes passés par une cuisine, où nous avons salué toute la famille réunie, avant de passer dans la salle principale pour aboutir sur un deck aux planches inégales. Nous nous sommes installés sur des coussins posés au sol, et le thé est arrivé rapidement. Il m’a parlé longuement, d’une voix calme et posée, de ce pays qu’il trouvait magique et magnifique, de ses habitants et de leur gentillesse. Il avait débarqué là par hasard, et il était resté pour la gentillesse. Il avait été confronté à la méchanceté, à trop de méchanceté, et il avait probablement besoin de baigner dans cette ambiance.
Je me doutais bien de quelque chose. Il avait des sourires, mais pas des rires francs ; jamais à gorge déployée. Comme si quelque chose s’y bloquait dans cette gorge, une espèce de diaphragme qui filtrerait la moitié de ses pulsions, la moitié de ses envies et qui lui donnerait cet air retenu de gentleman anglais. Il chantait, de sa voix grave et envoutante, des ballades américaines ou des chansons d’amour sirupeuses, avec ses yeux sombres qui brillaient dans le noir à travers le brouillard de la fumée de sa cigarette. On sentait que le feu avait brulé dans cette poitrine large, mais seules les braises perduraient. Et c’est probablement lui qui contenait ce foyer, offrant néanmoins au regard des autres le spectacle illusoire d’un feu de joie.
Il y avait quelque chose de brisé en lui, et donc d’incroyablement touchant. Il ne parlait presque jamais de lui, mais nous avons beaucoup parlé de moi. Je lui ai dit mes craintes et mes angoisses. Il me répondait des paroles de sagesse, laissant parfois échapper des lambeaux de sa vie, de sa propre expérience. La soirée se prolongeait, des bougies se sont allumées, la lune se levait derrière les montagnes. Des plats sont apparus sans que je m’aperçoive qu’une commande avait été passée : des currys, des lentilles, des bouchées à la vapeur. Beaucoup plus tard, nous avons salué nos hôtes et il m’a raccompagné. Sa présence seule me réchauffait. Il m’a laissé devant mon hôtel. Je prenais l’avion le lendemain.
Lui aussi est rentré quelques semaines plus tard.
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